Lettre de Tokyo.
Philippe Messmer, Le Monde, 2 février 2016.
C’était une autre époque. Un temps où le Shinkansen, le train à grande vitesse japonais, n’allait pas encore à Nagano. En ce temps-là, celui des années 1970-1980, le train qui reliait Tokyo à la grande ville du cœur des montagnes au centre de l’archipel nippon s’arrêtait plus souvent, plus longtemps. L’une des étapes du périple s’appelait alors Yokokawa, dans le département de Gunma. « A cet arrêt, se souvient une femme d’une cinquantaine d’années, mon père sautait du train et filait acheter un bento appelé toge no kamameshi. Il en prenait pour toute la famille et on le savourait le reste du voyage. Ça reste un beau souvenir. »
Ce bento mis en vente dès 1958, avec ses marrons, ses champignons ou encore ses pousses de bambou présentés dans une boîte en forme de petite marmite à riz (kamameshi), était célèbre, et nombre de voyageurs faisaient comme ce père attentionné. La compagnie ferroviaire avait d’ailleurs prévu un arrêt plus long que les autres pour leur en laisser le temps.
« Les Japonais ont toujours adoré voyager pour savourer les spécialités locales qui varient grandement selon les régions », explique Ryo Kimura, le président de l’Organisation de soutien à un approvisionnement stable en riz. « Le Japon est un long pays insulaire, ajoute Ayao Okumura, spécialiste de la cuisine traditionnelle nippone. Le climat, très différent d’Hokkaido à Okinawa, et les saisons offrent des produits très variés. »
Les Japonais ont donc décliné le traditionnel bento, cette boîte à aliments utilisée depuis des siècles – notamment lors des sorties organisées pour admirer les cerisiers en fleur ou les feuilles d’automne –, en ekiben, littéralement le « bento des gares ». L’ekiben est presque aussi vieux que le ferroviaire dans l’archipel puisque, selon M. Kimura, les premiers ont fait leur apparition en 1885, treize ans après l’inauguration de la première ligne de chemin de fer nippone, entre Tokyo et Yokohama, une quarantaine de kilomètres au sud de la capitale. L’ekiben a connu un développement à la mesure de la popularité du train au Japon. Aujourd’hui, il y en aurait entre 2 500 et 3 000 différents. L’un des plus fameux est l’ikameshi de la gare de Mori (île d’Hokkaido, Nord), qui propose deux encornets, fourrés de riz, ayant mijoté dans une sauce au soja légèrement sucrée. Le hinmoku de la gare de Tokyo propose, lui, une trentaine de mets – poisson, viande, légumes, légumes en saumure – joliment présentés dans six compartiments d’une boîte aux couleurs pastel. Quant au ganse tanizushi de Tottori (Sud-Ouest) lancé en 1952, il se veut un délice au crabe de la mer du Japon.
L’ekiben obéit à des règles de préparation précises, et « doit être bien présenté pour le plaisir des yeux », souligne Katsuhiko Shiroki, directeur du développement de la NRE, la Nippon Restaurant Enterprise, la société de restauration ferroviaire. Le kakegami, le papier qui enveloppe la boîte, reprend souvent un motif local et donne lieu à des collections. Pour les enfants, les compagnies ferroviaires ont imaginé des ekibens présentés dans des boîtes en plastique en forme des trains.